dimanche 24 novembre 2013

Eva : « Les silences sont des barrières à notre propre histoire »

Eva, 40 ans, a lu mes tweets sur mon grand-père le 11 novembre 2013. Et « les questions qu’on ne se pose jamais sont montées à la surface ». Alors elle a appelé ses parents pour leur demander qui étaient ses arrière-grands-pères, qui devaient avoir fait la Grande Guerre. Elle n’a pas appris grand-chose, car la mémoire, parfois, on l’enfouit. Mais elle a compris que « les témoignages sont nécessaires pour construire un relais intergénérationnel. Pour ne jamais oublier. »

C’était un matin de 11 novembre. Sur Twitter. Ce réseau sur lequel nous nous amusons à critiquer, fustiger, à partager nos humeurs, nos trouvailles dans la presse. Et autres futilités.

Et au milieu de ces messages, des phrases de 140 caractères sont venues troubler ma vision. Parce que rapidement des larmes ont embué mes yeux. J’ai lu votre histoireCelle de votre grand-père. Une histoire universelle. Universelle car tout à coup les questions sont montées à la surface. Ces questions que nous ne posons jamais. Celles qui pourtant nous fondent ; nous offrent les bases de ce que nous sommes aujourd’hui en 2013.

C’était un 11 novembre 2013. Il était 19 h 30. J’ai appelé mes parents. À 1 000 km de là. Jamais ils ne m’ont paru si loin. À nous trois, et grâce à vous, nous avons évoqué mes grands-pères. Celui que je n’ai pas connu. Mort trop jeune. Celui que j’ai tant chéri. Lui avait fait la guerre de 39-45. Nous n’en avons jamais parlé. Il ne fallait pas parler de la guerre. Ma grand-mère m’a avoué un jour au détour d’une conversation qu’il était dans la Résistance. Mais personne ne m’en a dit plus.

Pour la première fois, j’ai alors demandé qui étaient mes arrière-grands-pères. Ceux qui devaient avoir fait l’autre guerre. Celle dont vous parliez avec votre grand-père. Je n’ai rien appris de cette guerre. J’ai appris que mes parents ne parlaient pas de cette histoire avec leurs aïeux. Parce qu’on ne parle pas de ces choses-là, monsieur Kaplan. Non. On reconstitue au fur et à mesure des hypothèses. On recolle des morceaux de vie.

En ce soir du 11 novembre, j’ai appris que du côté de ma mère, nous étions allemands.
Et que personne ne savait si l’arrière-grand-père avait fait la guerre. Il était cheminot, engagé au Parti communiste et candidat à la ville de Nice contre un certain Jean Médecin. Ma grand-mère avait retrouvé un mot de condoléances de Jean Médecin quand son père était décédé. Un mot plein de respect pour celui qui fut son adversaire politique. Cette histoire, ma mère la connaissait. Mais elle n’a jamais vu ce bout de papier. Quant à l’autre homme de la famille, l’autre arrière-grand-père, il n’existait pas. Inconnu au bataillon comme on dit.

En ce soir du 11 novembre, j’ai appris que du côté de mon père, nous étions italiens. Et que personne ne savait si l’arrière-grand-père avait fait la guerre. Il s’était exilé sur ces terres tunisiennes où est née ma grand-mère, puis mon père. Quant à l’autre homme de la famille, l’autre arrière-grand-père, il n’existait pas. Non plus. Mon père sait qui il était. Un nom. Mais c’est tout. Presque inconnu au bataillon…

Alors, cher monsieur Kaplan, en ce jour de 11 novembre, je me suis dit que je ne pourrai guère apporter un témoignage constructif par rapport à l’histoire de votre grand-père. Mais, et je ne vous en remercierai jamais assez, à 40 ans j’ai de nouveau compris que la nationalité française était une notion relative. Que la relativité historique pouvait être source de tolérance.

J’ai compris que les silences et les non-dits devenaient des barrières à notre propre histoire. Que les témoignages étaient nécessaires pour construire un relais intergénérationnel. Pour ne jamais oublier. Ne jamais oublier.

Eva Roque (@roqueeva), née à Nice.
Témoignage également publié sur le blog d'Eva.

NB : le lien a été ajouté a posteriori.

Antoine, Henri, Jules et Paul

Sophie se souvient de ses quatre arrière-grands-pères. Tous ont combattu pendant la Première Guerre mondiale. L’un d’entre eux y a laissé sa vie. Son récit nous montre que la mémoire familiale peut traverser un siècle entier, non sans distorsions, non sans zones d’ombre, mais avec aussi de touchantes anecdotes.

Ils sont trois – trois, sur mes quatre arrière-grands-pères – à avoir été touchés dans leur chair : un mort au combat, un gazé et le troisième gravement mutilé. Quant au quatrième, je ne savais rien de son expérience de la guerre jusqu’à aujourd’hui, mais il a apparemment traversé indemne toute la tourmente. Il ne reste de ces hommes nés à la fin du XIXe siècle que des prénoms aujourd’hui revenus à la mode, Antoine, Henri, Jules, Paul, quelques objets – douilles d’obus gravées, une Légion d’honneur encadrée avec faste, une ou deux photographies – et des bribes de mémoire éparses. 


Fiche d'Antoine Entraygues sur le site Mémoire des hommes.


Antoine Entraygues, d’abord. Il était né le 17 septembre 1885, en Corrèze, nous apprend son certificat de décès récupéré sur le site du ministère de la Défense. Il a été « tué à l’ennemi » le 12 avril 1918 dans la Marne. Cet instituteur de 32 ans laissait derrière lui une jeune femme et un enfant de trois ans et demi, mon grand-père maternel. Seule à 31 ans, institutrice elle aussi, mon arrière-grand-mère Renée fait partie de la grande cohorte des veuves de guerre qui ont dû apprendre à survivre dans un monde déserté, un monde où les hommes de leur génération avaient été fauchés par centaines de milliers. Victimes collatérales de la grande saignée, vestales obligées. Je garde le souvenir d’une femme forte, autoritaire, dure même, endurcie j’imagine par cette épreuve : pas le choix, pas le temps de s’apitoyer sur son sort avec un jeune enfant à élever. Le travail des femmes, dans cette branche de la famille, est une évidence que cette épreuve a certainement ancrée. Femme pudique, elle ne parlait, paraît-il, jamais de son défunt mari. 

Mon grand-père, fils unique, n’a pratiquement pas connu son père ; il est devenu l’enfant-roi de cette mère, seul « homme » au foyer, objet de tout l’amour et de toutes les attentions, nourri de cette absence béante. C’est en creux, par l’onde de choc que sa mort a produite sur ses proches, que se devine Antoine. Son fils, trop choyé, trop adoré, s’est débarrassé en 1970, à la mort de sa mère, de toutes les lettres qu’Antoine avait envoyées à Renée depuis le front – tuant le père une seconde fois, dans un acte destructeur qui me semble d’une violence inouïe. Ces lettres que nous ne lirons jamais, je les imagine rédigées dans la belle anglaise d’un instituteur de la IIIe République. Mon arrière-grand-père Antoine a pour toujours 32 ans.

De Jules Gouyet, né en 1891, je m’aperçois que je ne savais pas grand-chose si ce n’est qu’il était coiffeur dans une petite ville du Cher, qu’il avait été gravement blessé par un éclat d’obus – il en avait, disait-on, conservé des morceaux dans l’organisme – et qu’il était mort quelques années après la guerre des séquelles de ses blessures. Jeanne, sa veuve, mon autre arrière-grand-mère que j’ai connue, n’en parlait qu’à mots comptés. Et dans ma tête d’enfant, cet éclat d’obus – expression qui s’entrechoquait étrangement – avait voyagé des années durant dans le corps du pauvre Jules avant de lui transpercer le cœur. Cela me paraissait une intolérable injustice d’être ainsi réchappé des combats, mais d’avoir succombé tout de même aux blessures infligées par la guerre. 

Voilà du moins ce que je croyais savoir jusqu’à ce que j’appelle ma mère, ce soir, pour en apprendre davantage sur son grand-père maternel. Et là, une grosse surprise m’attendait : ce que je viens d’écrire est un faux souvenir, fabriqué de toutes pièces avec je ne sais quels matériaux disparates de mon imagination enfantine. Jules est mort en 1949, à l’âge de 58 ans, de problèmes pulmonaires peut-être (sans doute) hérités d’une exposition aux gaz durant les combats, mais tout de même plus de trente ans après la guerre. Aucun morceau de métal n’a ravagé son corps, mais plutôt l’insidieux travail de sape des armes chimiques. Confusion de la mémoire, puzzle arrangé avec des pièces de provenances variées, d’autres récits télescopés, des lectures et des bouts de ficelle, roman conforté par le silence et l’oubli.

De la même conversation téléphonique, il est ressorti que mon troisième arrière-grand-père, Henri Guilhemjouan, né en 1881, a fait la guerre en Cyrénaïque. Je n’avais jamais entendu cette histoire, pratiquement jamais entendu parler de cet homme, qui a pourtant vécu jusqu’en 1948. En Cyrénaïque, vraiment ? Mais la guerre là-bas a opposé Italiens, Ottomans, Senoussistes et Britanniques, si je me souviens bien. Qu’allait donc faire un paysan landais dans cette colonie étrangère ? Quelques troupes françaises ont-elles été détachées pour servir d’appui aux alliés ? Il est peu probable, il me semble, que ce détail géographique précis – la Cyrénaïque – ait été inventé de toutes pièces. La rupture dans la transmission du souvenir est troublante, tant il paraît étrange que cette expérience africaine n’ait laissé aucune trace, n’ait soulevé aucune curiosité particulière ou suscité aucun récit exotique.

C’est Paul Dulucq dont la mémoire a été conservée et transmise avec plus de détails, d’abord et surtout parce qu’il était le grand-père adoré de mon père (né en 1936). La guerre de Paul (1883-1945) s’est terminée en 1916 : il a perdu la vue à Verdun, gravement touché par des éclats d’obus. Agriculteur dans les Landes – dans le même village qu’Henri Guilhemjouan, son voisin –, il s’est retrouvé « aveugle de guerre », incapable désormais de travailler la terre. 

J’imagine que son épouse, Emma, a dû prendre les choses en main et que si la ferme a continué à tourner, c’est qu’elle y a travaillé à corps perdu. Peut-être ont-ils pris quelques ouvriers agricoles (mais ils n’étaient pas riches) ou mis en fermage une partie de leur petite exploitation ? Durant un long séjour de convalescence au Val-de-Grâce, Paul a apparemment reçu une formation professionnelle pour subvenir aux besoins de sa famille ; il a commencé à fabriquer après guerre des brosses en tous genres (en soies de sanglier, en chiendent…) qu’il vendait à divers commerçants de la ville voisine. 

Sa pension d’invalidité était considérée comme une petite fortune dans ce milieu paysan et j’ai toujours entendu à ce sujet un discours ambivalent, comme si la cécité de Paul avait été, quelque part, une chance. On disait par ailleurs que c’est aussi à son statut d’aveugle de guerre que son fils, Robert, prisonnier en Prusse orientale durant la Seconde Guerre mondiale, devait d’avoir été libéré de manière anticipée en 1943, au titre des accords négociés avec l’Allemagne par un ministre de Vichy, Jérôme Carcopino : il aurait obtenu que les fils des mutilés de 14-18 bénéficient d’un traitement de faveur. J’ai toujours entendu dire dans la famille que c’est parce que Carcopino était lui-même aveugle de guerre – ce qui est manifestement faux. Et d’ailleurs, pourquoi se serait-il penché sur le sort des prisonniers, alors qu’il était secrétaire d’État à l’Éducation nationale et à la Jeunesse ? Je me demande d’où vient cette fable (d’une confusion avec un autre ministre ?), cette distorsion de la mémoire. 

À travers les souvenirs de mon père, l’image qui reste de Paul est paradoxalement joyeuse : celle d’un homme souriant, optimiste, qui ne se plaignait jamais de rien, qui chantait des chansons de soldats quand on les lui réclamait.
« Ce sont les poilus de l'Argonne,
Peuples, qui vont mourir pour vous !
Ils vont, sous le canon qui tonne,
Écraser la horde teutonne. »
Paul avait gardé sous la peau de sa main un petit bout de métal, qu’il faisait rituellement toucher à son petit-fils : un éclat d’obus qu’il avait refusé de se faire enlever, un souvenir incarné de Verdun.

Une anecdote m’a été racontée à maintes reprises et me fait toujours sourire. Quand il voulait se promener, Paul prenait mon père sur ses épaules et le petit garçon le guidait, en occitan peut-être : « à droite », « à gauche », « tout droit », « attention au fossé »… Un jour, un orage les a surpris loin du village. Mon père, qui devait avoir 5 ou 6 ans, a pris peur ; il a dégringolé des épaules de son grand-père et est rentré à la maison ventre à terre pour se mettre au sec, l’abandonnant sous la pluie battante. Bien sûr, les adultes sont vite partis à la recherche du vieil homme. Mon père a été sévèrement réprimandé et même menacé d’une grosse punition. « Pépé Paul » s’est alors insurgé, interdisant formellement qu’il soit puni. Il l’a consolé : il avait bien fait d’aller se mettre à l’abri, parce que c’était très dangereux de rester sous un orage. Aujourd’hui, cette phrase prononcée il y a une soixantaine d’années par un grand-père aimant à son petit-fils penaud sonne d’une façon dissonante. Évocation d’autres orages, ceux-là de mitraille et d’obus, orages de mort et de feu sous lesquels il était si dangereux de se retrouver.

Sophie Dulucq (@DulucqZolotaia)

NB : les liens ont été ajoutés a posteriori. L'image a été fournie par l'auteur.

lundi 18 novembre 2013

Louis Pernin, « traumatisé par ses années au front »

Fabienne, 49 ans, se souvient de son grand-père Louis Pernin (1901-1986), gravement affaibli physiquement et psychologiquement par la « guerre de 14 ». « Quand l'histoire du siècle traverse une famille », dit-elle, c'est un bouleversement qui touche les personnes, les opinions politiques et les trajets familiaux.

Mon grand-père Louis Pernin aurait 112 ans aujourd'hui. Pétain était son grand homme. Né en 1901 dans le Jura, il part à la guerre très jeune, se fait gazer et revient traumatisé de ses années au front. Il fait de nombreux mois d'hôpital à Paris en rentrant, et rencontre Lucie – qui est lingère dans une maison bourgeoise. Ils se marient et déménagent à Lyon où Louis devient boulanger. Ils ont deux enfants : Jean, en 1926  et Janine (ma mère) en 1936. 

Louis ne parlait jamais de ses années au front. Quand la Seconde Guerre mondiale éclate, il est toujours pétainiste. Son fils Jean, lui,  est proche des idées de la Résistance et de Jean Moulin. Ma mère se souvient de discussions intenses père-fils. 

Le 26 mai 1944, Jean, qui a 18 ans, trouve la mort avec sa mère lors du bombardement de Lyon-Vaise par les Américains. Sa sœur Janine (ma mère) voit son frère et sa mère mourir sous ses yeux. Elle a 8 ans. Mon grand-père, qui est dans son fournil, s'en sort lui aussi mais devient quasiment fou de douleur. Sa fragilité psychologique, datant de ses années au front, est remontée. La perte de son fils et de sa femme l'a rendu inapte à s'occuper de sa fille survivante – qui passe plusieurs années en orphelinat. Mon grand-père, qui a 43 ans, ne sera plus jamais capable de retravailler – mais il se remarie quelques années plus tard.

Trente-quatre ans après ce bombardement, en 1978, mon père, ma mère et moi partons vivre aux États-Unis. Et mon grand-père dit à sa fille : « Tu pars chez ceux qui ont tué ta mère et ton frère. »

Il est mort à 85 ans. Il était encore pétainiste. Et n'aimait toujours pas les Américains. L'histoire, c'est compliqué.

Fabienne Cassagne (@FabienneCASSAGN), Lyon.

dimanche 17 novembre 2013

Fernand Deleporte : sa famille fut « chassée, mise dans un train »

Liliane, 66, ans, se rappelle son grand-père Fernand Deleporte, né le 21 novembre 1886 à Roubaix et mort en 1941. Le 27 mars 1909, il eut un fils, baptisé Fernand lui aussi, avec Marthe Rogé, née le 18 février 1887 à Roubaix. Le couple se maria un an après, le 16 avril 1910. Quatre ans plus tard, Fernand, 27 ans, imprimeur, partit au front. En son absence, sa femme et son fils, restés dans un territoire alors occupé par les Allemand, furent déplacés de force car considérés comme « indigents ». On les affubla d'une étiquette rose et les mit dans un train. Le début d'une suite de péripéties douloureuses.

Il me l’a racontée si souvent, cette histoire. Et chaque fois il la dorlotait de mots nouveaux. Comme on dorlote un enfant malade. Je l’imaginais entre ses mains. Je ne l’avais jamais vue. Je l’ai trouvée en rangeant son portefeuille. Juste après sa mort. Je devrais plutôt écrire : je les ai trouvées. Car, à ma grande surprise, celle dont il avait clamé le féminin singulier s’avérait être au nombre de deux.

« Tu ne sais pas ce que c’est, ma fille, que d’avoir une étiquette autour du cou sur laquelle est inscrit le mot “indigent” ! Ils nous ont chassés, mis dans un train, avec tout plein d’autres gens. J’ai attendu d’être en Suisse pour manger ma première orange. On me l’a tendue par la fenêtre du train. » Mais pourquoi donc ne prête-t-on qu’une oreille distraite quand l’auteur de ses jours ressasse ses souvenirs ? Pourquoi ne pose-t-on pas les bonnes questions. Parce qu’après… eh bien parce qu’après il est trop tard pour avoir les bonnes réponses.


Liliale conserve pieusement les étiquettes roses
de son père et de sa grand-mère.

Les deux étiquettes, je les ai encadrées, avec un portrait de mon grand-père en militaire. De ma grand-mère très digne. Et de mon père, mèche blonde sur le front, bouche sensuelle et sacrée graine de petit bonhomme. Même si l’habit est un peu apprêté : col Claudine avec énorme nœud de satin. Blouse du dimanche au plissé impeccable et au tissu d’hiver. Bottes lacées. Personne n’a l’air joyeux, je vous le promets. Et je les comprends. Cette guerre-là fut horrible. Toutes les guerres le sont. Mais celle-là, comme le chante Brassens, fut une ignoble boucherie et laissa la France exsangue.

À côté de la photo de famille, en bonne place, dans le cadre, les deux étiquettes roses. L’une montre « Train 0 374 » sur son recto, l’autre est plus personnelle. Une écriture penchée indique son nom, son prénom, son âge, 7 ans, son adresse à Roubaix. Et tout en bas, tout à gauche, la mention de l’infamie : « Indigent ». S’il avait 7 ans, c’était l’année 1916. Verdun. Mon grand-père se battait à Verdun. Il y fut gazé à l’ypérite. Il est mort le 10 décembre 1941 (une Seconde Guerre avait déjà pris la place de la Première) des suites de cette saloperie. Qui lui avait rongé les poumons.

Revenons au voyage, au train et à l’étiquette rose. Je crois me rappeler qu’il était imprimeur à Roubaix. Le grand-père. Et que, sans être riches, ils n’étaient pas pauvres. Comment se sont-ils trouvés parmi les populations déplacées, je ne sais. Mais ils s’y sont trouvés. Et ils ont voyagé pendant trois longs jours de Roubaix à Paris, en passant par la Suisse, chacun avec son étiquette rose.

Marthe avait tout juste 29 ans. Un mari au front. Un enfant à nourrir. Et une expulsion pour nulle part. Marthe avait tout juste 29 ans mais elle avait une sœur qui s’appelait Marie. Oui, comme dans l’Évangile, du moins pour les prénoms ! Cette sœur-là habitait Boulogne-Billancourt et avait fait un riche mariage. Alors, à l’arrivée, munie de leurs maigres bagages, Marthe a décidé de se rendre chez sa sœur. Logique, non ? C’est là que tout se complique. La tante Marie habitait rue Gallieni. Elle avait une bonne. Un mari bourgeois (dans l’ordre). Et tout le nécessaire attenant.

Lorsqu’ils ont frappé chez Marie, ce fut la surprise. Jusque là, normal, peut-on penser. Mais quand la tante a vu les étiquettes, sa première phrase fut « Marthe, chez nous, on n’aime pas les pauvres ! » J’ose au moins espérer qu’elle les a nourris et couchés. En attendant… Car la tante Marie, à défaut d’avoir grand cœur, avait beaucoup de relations. Elle proposa donc à Marthe, sa sœur, de devenir gouvernante de leur médecin personnel. Le docteur Fidon. Une crème d’homme. Qui habitait une grande propriété et avait justement besoin d’un couple de gardiens. Marthe était bonne cuisinière. Avait quelque éducation. Elle ferait l’affaire. On se remet de toutes les chutes, à ce qu’il paraît. Pour certaines, on se remet moins vite. Et on garde les cicatrices à vie.

Le petit garçon, lui, devait aller à l’école. Là, les ennuis commencèrent à la récré. Il apprit à cogner pour ne plus entendre ce surnom usurpé : « Boche du Nord » (1). C’était surtout un certain Neveu qui s’acharnait sur lui. Le genre gras et bien nourri. Le genre chouchou à sa maman. Mais Neveu prit sa trempe et ne s’avisa plus à risquer l’injure. Des années plus tard, ils se retrouvèrent tous deux commerçants, route de la Reine, Fernand le fleuriste et Neveu le cordonnier. Des années plus tard, ça sentait encore la rancœur à fleur de peau.

Mais revenons à Marthe et à son nouveau rôle de gouvernante. Elle s’en sortit fort bien. Et le docteur fut si content de son petit bonhomme de fils qu’il lui apprit quelques rudiments de médecine. Il avait là un aide précieux et attentif. Cela vaudra à Fernand, pendant la Seconde Guerre mondiale, d’être affecté comme infirmier dans l’infanterie coloniale.

Marie ne voyait pas sa sœur. Elle aurait déparé son salon. Mais la vie s’était organisée. Et quand le grand-père rentra du front, il trouva une jolie petite maison, une femme heureuse et un gamin déjà bien mûr pour son âge. Se battre pour sa mère, ça fait grandir plus vite.


Fernand Deleporte, sa femme Marthe
et leur fils Fernand – le père de Liliane.

Bien sûr, on était loin de l’imprimerie roubaisienne. Il fallut que le petit garçon abandonne ses études après le certificat d’études. Même obtenu à 11 ans. Même obtenu brillamment. Et qu'il entre comme groom chez Renault. Un groom si petit que son uniforme lui fut taillé sur mesure. Et que monsieur Louis Renault, lui-même, ému de le voir si dégourdi, lui fit visiter son tout premier atelier.

Je devais apprendre étrangement l’existence de cette mythique tante Marie ou plutôt sa non-existence. Chaque fin octobre, papa me traînait dans le vaste cimetière de Boulogne. Pour fleurir les tombes familiales. Et aussi celles que les clients lui avaient confiées. Quand nous passions devant la tombe de la tante Marie, je l’entendais grommeler : « Celle-là, même pas un crachat ! » Quand l’âge me fut venu, je demandais quelques explications et le « Marthe, chez nous, on n’aime pas les pauvres ! » sortit tout de go. Me laissant pantoise. Et triste.

Aujourd’hui, je trouve qu’il avait raison. De ne pas sacrifier quelques jolis chrysanthèmes échevelés à cette vieille bourrique. Qui n’avait su ouvrir ni sa maison, ni son cœur, ni son porte-monnaie d’ailleurs. Alors que mère et fils, emportés dans la tourmente de l’histoire, pour un délire de l’occupant allemand, s’étaient retrouvés jetés dans un train à destination inconnue, privés de tous leurs biens, et si incertains de leur avenir.

Liliane Langellier (@LaLangelliere), née en 1947 à Boulogne-Billancourt

(1) « Boche du Nord » était une insulte à l'encontre des Français qui avaient été en contact avec les Allemands et se retrouvaient, après leur déplacement, dans des provinces non occupées. Précision apportée par Liliane Langellier.

Sur les déplacements de populations civiles des territoires occupés par les Allemands au début de la Première Guerre mondiale, voir aussi ce texte  (PDF) de Philippe Nivet, professeur d'histoire contemporaine à l'université de Picardie. Lien fourni par Liliane Langellier.

jeudi 14 novembre 2013

Jacques Degioanni, « tué à l’ennemi » à 26 ans

Jacques-Franck, 53 ans, se souvient de son arrière-grand-père Jacques Degioanni, « tué à l'ennemi » en août 1914 à l'âge de 26 ans. Des lettres écrites par ses camarades de combat sont parvenues jusqu'à lui.

C’était mon arrière-grand-père, Jacques Degioanni, né le 2 mars 1888 à Fontan (Alpes-Maritimes). Il est mort le 22 août 1914, « tué à l’ennemi », lors de la bataille de Rossignol en Belgique. Sa veuve, mon arrière-grand-mère, Clotilde Degioanni, ne s’est jamais remariée. Elle est morte très âgée, vers 85 ans, je devais en avoir 13 ou 14 alors.

Fiche de Jacques Degioanni sur le site Mémoire des hommes.


Mon père m’a remis, voici quelques années, des courriers des camarades de combat de son grand-père, donc. Des lettres simples, extrêmement émouvantes, écrites à la plume et à l’encre sur un mauvais papier bleu ; des lettres qui décrivent son courage, sa blessure ; et informent sa femme de son décès. Je ne les relis jamais sans pleurer.

À ce jour, je ne me suis encore jamais rendu sur sa sépulture, quelque part dans le cimetière militaire français de Rossignol, dans la Région wallonne.

Jacques-Franck Degioanni (@degioanni)

NB : les liens ont été ajoutés a posteriori, sauf celui sur la bataille de Rossignol. L'image a été fournie par l'auteur.

mardi 12 novembre 2013

Ambroise Fontan, « une tête brûlée »

Cécile, 33 ans, se souvient d'Ambroise Fontan, un de ses arrière-grands-oncles. Il n'a pas survécu à la Grande Guerre, puisqu'il est mort en octobre 1918 en Haute-Marne, peu avant l'armistice, donc. Son histoire de « poilu » a été transmise dans la famille jusqu'à aujourd'hui. Et son prénom à l'un des fils de Cécile.

Ambroise Fontan est le plus jeune oncle de mon grand-père maternel. Il va de soi que je ne l'ai pas connu, puisqu'il est mort à 23 ans, un jour d'octobre 1918, quelque part en Haute-Marne. Je n'ai pas connu non plus Joseph, son frère aîné, le seul à être revenu vivant des tranchées. Qui ont englouti, outre Ambroise donc, Jean-Baptiste et Denis, qui étaient prêtres et brancardiers sur le front. Joseph, après la guerre, a réussi à faire rapatrier leurs cercueils dans leur petit village des Hautes-Pyrénées, Tuzaguet. Comme dans le film La Vie et rien d’autre. Est-ce vraiment eux qui sont enterrés dans leur vallée d’où ils sont partis un jour pour revenir les pieds devant ?

Mais revenons à Ambroise. Et à mon grand-père aussi, puisque c’est lui qui, pudiquement, m’a transmis les bribes de cette histoire, sous le regard de Joseph, figé dans son uniforme de soldat, dans un cadre, sur une étagère du salon. Il a le regard complètement vide. J'ai fait le rapprochement récemment entre son regard et celui de soldats photographiés avant et après leur retour d'Irak. Joseph leur ressemble. Mon grand-père, le fils de Joseph, porte les prénoms des trois morts de 1914 : Jean-Baptiste, Denis et Ambroise. Comme pour exorciser leur mort. Cela m’a toujours fait bizarre, quand j'étais gamine et que nous allions au collège de Garaison où mon grand-père a fait ses études, de voir son nom inscrit dans la liste des anciens élèves morts au front en 1914. Alors qu'il était né après cette guerre et toujours vivant.

Paquebot Rochambeau.

Ambroise donc. Vingt-trois ans, une vie fulgurante. « C’était une tête brûlée », furent les premiers mots que l’on m’a dits sur lui. Car Ambroise, avant de mourir quelque part en Champagne, avait tenté sa chance à New York. Partir de la ferme familiale en 1912, à 17 ans à peine, rejoindre sa sœur, Ernestine, et son beau-frère. Il est parti sans doute en train jusqu’au Havre. Puis la traversée sur le Rochambeau pendant deux semaines. En troisième classe, bien sûr. Avec d’autres, qui venaient de Suisse, d’Espagne, de Hongrie, de Russie, de Syrie. Les registres d’Ellis Island sont si précis. On y retrouve Ambroise à son arrivée, le 20 mai 1912, yeux et cheveux noisette, 1,62 m, qui tient son pécule de sa mère, Pauline. Qu’a-t-il fait à New York pendant trois ans ? Je ne sais pas. Mais ce qui est sûr, c’est qu’il refait la traversée dans l’autre sens en 1914 pour se faire incorporer. Et faire la guerre quatre ans durant. A-t-il eu des permissions pour revoir sa mère ? A-t-il croisé ses frères sur le front ? Je ne sais pas. Je sais peu de choses de sa guerre, des reformations de régiments, au fur et à mesure que ceux-ci étaient décimés, comme le précise son livret militaire.

Sa mort, si jeune, si près de l’armistice, continue de m’interroger. Qu’aurait-il fait après la guerre ? Serait-il revenu aux États-Unis ? Je n’ai même pas de photo de lui. Que cette page de registre d’Ellis Island, consultable aujourd’hui en ligne, magie d’Internet.

Fiche d'Ambroise Fontan du site www.ellisisland.org.

J’ai donné son prénom à un de mes fils. En sa mémoire. Et parce que jusqu’à sa mort, ce prénom était donné à chaque génération. La tradition s’était perdue… Son souvenir vit ainsi encore un peu.


Cécile Prévost (@Cecile_Prevost)

NB : les liens et les images ont été ajoutés a posteriori.

lundi 11 novembre 2013

Henri Charmet, « ancien combattant à double titre »

Adrienne, 34 ans, se souvient de son arrière-grand-père, né en 1893, mort en 1978. Elle ne l'a pas connu mais a trouvé et lu un journal personnel qu'il a tenu pendant la Seconde Guerre mondiale. « Ses écrits renvoient en permanence de la Première à la Seconde Guerre mondiale », confie-t-elle.

Mon arrière-grand-père était ce qu'on appelle un « ancien combattant ». Il est mort en 1978, juste un an avant ma naissance, je ne l'ai donc jamais connu. Dans l'histoire familiale, quand j'étais petite, j'ai surtout retenu deux choses : Henri Charmet était un négociant en vin parisien d'origine beaujolaise, et il était « ancien combattant » de la Première Guerre mondiale. On ne parlait pas trop de ces époques-là, donc j'en étais restée à ça, jusqu'à la fin de mon adolescence.


Le héros de la famille, c'était son fils Claude, dont je savais qu'il avait quitté la France en 1942 ou 1943, traversé l'Espagne et ses prisons franquistes (cocasse quand on vient d'une famille plus proche des Croix-de-feu que des républicains) pour rejoindre l'Algérie, puis fait partie des premiers « commandos de France », commandos parachutistes envoyés dans les Vosges nettoyer les poches allemandes à l'été et l'automne 1944, et mort « pour la France » lors d'une attaque sanglante dans un petit village perdu près de Gérardmer. Tous les ans, mon grand-père allait commémorer la mort de son frère là-bas, parfois en emmenant mon grand frère.

Et puis, il y a quelques années, je suis tombée, dans la maison familiale, sur le journal de guerre de mon arrière-grand-père, écrit pendant la Seconde Guerre mondiale. Et celui que je voyais comme un poilu lambda a pris chair, a pris âme. Il explique, au début de la guerre, son horreur en voyant le conflit revenir, il revient sur son expérience terrible de la Première Guerre où il fut blessé quatre fois, décoré de la Légion d'honneur, de la croix de guerre « avec palme et étoile », lui parti simple soldat à 20 ans et rentré sous-lieutenant.

Il raconte que, réserviste, il se réengage en 1939, comme officier cette fois. À quel point il maudit la désorganisation de l'armée, la « drôle de guerre ». Comment, ironie du sort, il se retrouve fait prisonnier à près de 50 ans (il est né en 1893) dans le même village que celui où il s'était fait gravement blesser plus de vingt ans plus tôt, dans l'est de la France.

Après sa libération, il explique à mots couverts sa perte de confiance en Pétain, son admiration pour ses fils qui entrent en Résistance, ses actions de petit courage quotidien pour fournir des faux papiers, héberger des parachutistes anglais en plein Paris en 1943. Son emprisonnement à Fresnes, durant plusieurs semaines, l'a fait réfléchir lorsqu'il se retrouve à vivre avec des juifs et des communistes, lui qui admirait tant Maurras.

Ses écrits renvoient en permanence de la Première à la Seconde Guerre mondiale. Je ne m'étais jamais imaginé ce que pouvaient avoir vécu ces hommes traumatisés deux fois dans la même génération. Et lui qui pensait que la « Der des ders », c'était vrai, lui qui croyait à la grandeur de la France ; cette souffrance de la trahison de ce Pétain adulé, de l'humiliation de l'Occupation. Jusqu'à rempiler dans les FFI en 1944 et terminer la guerre en Allemagne, la cinquantaine bien tapée au milieu de jeunes combattants de 20 ans, lui le marchand de vin, le Français moyen, de base. Lui qui défilait dans l'entre-deux-guerres avec ses copains anciens combattants, fiers d'avoir réchappé à la pire boucherie de l'histoire, certains que c'était fini.

Un « ancien combattant » à double titre, donc. Qui dans la mémoire de mon père était un vieillard dur et  même un peu « atteint » par tout cela. Si je l'avais connu, il ne m'aurait probablement jamais parlé de cela, comme son fils (mon grand-père) ne m'a jamais parlé de ce qu'il a fait dans la guerre. Heureusement, il a écrit pour témoigner, tapé consciencieusement son récit à la machine, relié tout ça et rangé ça dans un carton. Et aujourd'hui j'ai pu en parler avec mes enfants…

Adrienne Charmet-Alix (@AdrienneAlix)